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L’analyse du discours autrement 12. L’écriture des savoirs sur Paulin Hountondji

Le livre que cette série accompagne est désormais terminé, et en cours d’évaluation aux Éditions de l’université de Lorraine, mais je vais continuer la série jusqu’à sa parution. Dans ce billet, je voudrais parler de la manière dont nous, chercheur·es occidentaux·ales, écrivons la connaissance sur les Suds, et en décrivons les travaux de recherche.

Du 3 au 5 février 2025 a eu lieu un colloque de philosophie consacré à la figure de Paulin Hountondji, organisé simultanément dans plusieurs pays et universités : Académie nationale des Sciences, des Arts et des Lettres du Bénin, Université d’Abomey-Calavi (Bénin), Centre Jacques Berque (Maroc), Collège International de Philosophie (France), École normale supérieure de Paris (France), New York University (EU), Sciences Po Paris (France), Université Mohammed VI Polytechnique (Maroc), Université Joseph Ki-Zerbo (Ouagadougou, Burkina Faso), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (France), Université Paris Nanterre (France), Université Toulouse Jean Jaurès (France). Les 40 participant·es intervenaient en présentiel ou en distanciel.

Le programme détaillé est consultable sur la page du colloque.

Je suis intervenue sur la question de l’écriture des savoirs sur Paulin Hountondji, en examinant les modalités de sa présence ou de son absence dans les encyclopédies philosophiques, les anthologies, handbooks et synthèses sur la philosophie africaine, les ouvrages et articles qui lui sont consacrés et les éditions et traductions de ses ouvrages individuels et collectifs, le tout en français et en anglais. J’ai présenté la notion d’introversion scientifique dans un précédent billet de cette série et elle est approfondie dans l’ouvrage à paraître, et le développement de cette enquête sur Paulin Hountondji et son extension à la philosophie africaine en général feront l’objet d’un chapitre dans un ouvrage ultérieur sur l’introversion scientifique et la lecture critique de la critique occidentale des travaux des Suds. Mais dans la deuxième partie de ce billet, je propose quelques remarques que je n’ai pas eu le temps de développer au colloque.

Résumé, bibliographie et plan de l’intervention

La place de Paulin Hountondji dans les répertoires de la connaissance philosophique. Points d’énonciation et lieux épistémiques

Cette communication présente une enquête épistémo-bibliographique sur la place de Paulin Hountondji dans les encyclopédies philosophiques générales contemporaines, les anthologies, handbooks et synthèses sur la philosophie africaine, les travaux de recherche (monographies sur auteur·es et articles en français et en anglais) et les éditions et traductions. Elle dessine une silhouette épistémique de PH marquée par les traits suivants :
– Il apparaît dans les encyclopédies générales (Stanford EP eng., Internet EP eng., Routledge EP eng., Encycl. Philo. fr, Encycl. Philo. Universelle fr, Encyclo. de la Philo. fr) comme référence mais non comme entrée principale et il y est mentionné majoritairement par des auteur·es africain·es ou afro-américain·es ;
– Il est largement présent dans les ouvrages anthologiques ou synthétiques sur la philosophie africaine, où des entrées lui sont consacrées et où il est parfois auteur (par ex. Serequebehran 1991, Kodjo-Grandvaux 2013, Afolayan & Falola (eds) 2017, Imafidon et al. (eds) 2023, pour n’en citer que 4 sur la quinzaine d’ouvrages considérés) ;
– Il ne fait l’objet que de très peu de monographies (Dübgen & Skupien 2019 ; Ndoye 2022) et les articles qui lui sont consacrés concernent majoritairement la question de la définition philosophie africaine.
L’enquête montre donc que l’œuvre de PH est fortement ancrée et reconnue dans le domaine situé de la philosophie africaine ou de la « pensée noire » (Mangeon 2010), mais peu ou pas présente dans les répertoires généraux de la connaissance philosophique. Elle montre également une asymétrie importante entre les travaux anglophones et francophones, ces derniers faisant une place restreinte à la philosophie africaine et à ses représentant·es, entre silenciation et anthropologisation, avec des variations selon les points d’énonciation et lieux épistémiques. Pour expliquer partiellement cette état de fait, on mobilisera la notion d’introversion scientifique euro-occidentale (Paveau 2024, 2025 à par.), construite à partir de celle d’extraversion scientifique proposée par PH (Hountondji 1990, 2019).

Références du résumé

  • Afolayan Adeshina and Falola Toyin (eds), 2017, The Palgrave Handbook of African Philosophy, New York, Palgrave MacMillan.
  • Dübgen Franziska & Skupien Stefan, 2019, Paulin Hountondji : African Philosophy as Critical Universalism, London, Palgrave Macmillan.
  • Hountondji Paulin, 1990, « Recherche et extraversion : éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie », dans Africa Development / Afrique et Développement, 15-3/4, Proceedings of the Sixth General Assembly of CODESRIA / Actes de la Sixième Assemblée générale du CODESRIA, p. 149-158.
  • Hountondji Paulin, 2019, « Extraversion des savoirs », dans Verschuur Christine (dir.), Savoirs féministes au Sud. Expertes en genre et tournant décolonial. Cahiers genre et développement n°11, Paris, L’Harmattan, p. 27-39.
  • Imafidon Elvis, Tshivhase Mpho, Freter Björn (eds), 2023, Handbook of African Philosophy, Cham, Springer international.
  • Kodjo-Grandvaux Séverine, 2013, Philosophies africaines, Paris, Présence africaine.
  • Mangeon Anthony, 2010, La pensée noire et l’Occident. De la bibliothèque coloniale à Barack Obama, La Rochelle, Sulliver.
  • Ndoye Bado, 2022, Paulin Hountondji. Leçons de philosophie africaine, Paris, Riveneuve.
  • Paveau Marie-Anne, 2024, « L’analyse du discours autrement 7. Hountondji et l’extraversion scientifique », La pensée du discours, https://doi.org/10.58079/vuyr
  • Paveau Marie-Anne, 2025 (à par.), Une autre analyse du discours. Défaire les hégémonies, penser aux Suds, Metz, EDUL.
  • Serequebehran Tsenay, 1991, African Philosophy. The Essential Readings, New York, Paragon House.

Plan

  1. L’écriture des savoirs sur P. Hountondji
  • 1.1 Encyclopédies philosophiques
  • 1.2 Anthologies, handbooks et synthèses
  • 1.3 Ouvrages et articles
  • 1.4 Traductions et éditions
  1. Les trois lieux épistémiques de P. Hountondji
  • 2.1 Franco-francophonie
  • 2.2 Afro-anglophonie internationale
  • 2.3 Afro-francophonie des Afriques

Silhouette épistémique de Paulin Hountondji. Quelques remarques

Cette petite épistémographie, pour le moment réduite au français et à l’anglais, sans doute lacunaire, et qui ne prend pas en compte les travaux non répertoriés qu’il faudrait aller collecter dans les universités africaines subsahariennes, met au jour quelques traits intéressants, qui sont peut-être communs aux auteur·es de la philosophie africaine en général.

Les trois lieux épistémiques

De cette enquête émergent assez clairement l’existence de trois lieux épistémiques qui possèdent chacun des traits particuliers, proposant des regards différents sur Paulin Hountondji : la franco-francophonie (édition et recherche française) est marquée par sa forte introversion scientifique, relevant d’une forme de colonialité, héritage de la science coloniale ; l’afro-francophonie internationale (afro– car la très grande majorité des chercheur·es anglophones sur Hountondji sont africain·es, afro-étatsunien·nes, afrobrésilien·nes…) est caractérisée par sa domination linguistique et économique, ce qui constitue une forme de néo-colonialité ; l’afro-francophonie des Afriques témoigne quant à elle d’une “situation décoloniale” (j’emploie cette expression en référence au célèbre article de Georges Balandier de 1951, “La situation coloniale“, qui en son temps révolutionna la sociologie africaniste).

L’archive absente et l’anthropologisation, symptômes de l’introversion

Dans le corpus des outils de connaissance français (c’est-à-dire édités en France, et rédigés par des chercheur·es français·es ou travaillant dans des institutions françaises), Paulin Hountondji est peu présent. On le voit particulièrement dans les encyclopédies, mais aussi dans la recherche, puisque aucun·e philosophe français·e ne travaille sur son œuvre, sauf exceptions isolées, comme Frédéric Fruteau de Laclos (je n’avais pas pris en compte les chapitres d’ouvrages dans ma collecte et Frédéric présent au colloque m’a opportunément rappelé le chapitre de son livre paru en 2021, La connaissance des autres, consacré à Paulin Hountondji), et, plus récemment, Salim Abdelmajid qui présente en 2024 le travail de Paulin Hountondji et sa dernière communication prononcée en janvier 2024 au colloque “Actualités de la philosophie africaine” organisé conjointement à l’université Toulouse Jean-Jaurès et Sciences Po Paris. J’ai été frappée aussi de voir que les ouvrages francophones qui lui sont consacrés ne mentionnent généralement pas les travaux existants en anglais sur son œuvre (pour le moment j’ai répertorié un ouvrage et une vingtaine d’articles). Tout cela veut dire qu’il n’existe pour le moment pas d’archive sur le philosophe béninois, malgré sa reconnaissance et sa renommée, c’est-à-dire pas de tradition critique, même modeste ou commençante, sur son travail qui débute, il faut le rappeler, au milieu des années 1960 : ça fait presque 60 ans de travaux. Comme ses collègues africain·es, et malgré des lieux d’étude, de recherche et d’édition partagés au moment de l’écriture et de la publication de Sur la “philosophie africaine” (l’ENS, Maspero), Paulin Hountondji n’est pas pris en compte par ses collègues philosophes français, ce qui rejoint le constat que j’avais fait à propos de l’analyse du discours, qui, dans ses années de fondation, et encore aujourd’hui d’ailleurs, ignore la pensée noire, la question de la race, la colonisation et la décolonisation (outre le billet cité plus haut, voir ici et ici).

Mais au cœur de cette absence, j’ai repéré un phénomène bien intéressant, l’anthropologisation de Paulin Hountondji : dans l’Encyclopédie philosophique universelle, qui est le seul répertoire de la connaissance français le mentionnant, il apparaît dans une section rédigée sous la houlette de Philippe Laburthe-Tolra, anthropologue, qui estime (on est en 1992) que le spécialiste de la philosophie africaine est le père Henri Maurier (auteur de Philosophie de l’Afrique noire paru en 1976, et chroniqué par Louis-Vincent Thomas, anthropologue, en 1977), et qui fait rédiger les deux notices consacrées à Paulin Hountondji par le sociologue Claude Rivière et l’administrateur de la France d’outremer Jacques Binet. Cette manière d’ignorer l’appartenance philosophique de Paulin Hountondji et de ses textes, et de reverser la philosophie dans l’anthropologie est intéressante car elle témoigne d’une prégnance encore forte dans les années 1990 d’une forme d’incrédulité (néo)coloniale qui est une des manifestations de l’introversion scientifique : il semble difficile que des Africain·es puissent véritablement entrer en territoire philosophique. Je vais creuser cet aspect en me documentant notamment sur la figure du père Henri Maurier, qui me semble très riche pour comprendre la construction des savoirs dans ce domaine.

La situation décoloniale : les claviers de l’intellect pour un agenda spécifique

Autre trait qui m’a semblé saillant dans la construction et la circulation des savoirs, actuellement, dans l’aire afro-francophone, c’est-à-dire celles des travaux francophones à partir des universités africaines : la mise en place d’un agenda scientifique spécifique par les chercheur·es africain·es, notamment, mais pas seulement, par le biais des affordances du numérique. On sait que la notion d’extraversion telle que définie par Paulin Hountondji d’après Samir Amin (1973) concerne, outre les références scientifiques et la réception des travaux des chercheur·es des Suds, leur agenda scientifique : Paulin Hountondji explique en eftet que les thématiques et problématiques adoptées par les chercheur·es africain·es sont celles des Nords, qui décident des objets et questions de recherche pertinents. Or, ce que montrent les initiatives des chercheur·es africain·es en philosophie actuellement, c’est la construction de questions de recherche spécifiques et indépendantes, qui ne s’alignent pas sur les objets “gagnants-gagnants” des appels à projet à gros budgets européens ou internationaux. Le groupe Jogoo est à cet égard un vrai lieu, selon moi, d’introversion décoloniale, c’est-à-dire d’agentivité scientifique qui défait l’extraversion pour introvertir, au bon sens du terme, la recherche africaine. Et cette introversion passe notamment par les voies implicites des réseaux sociaux de chercheur·es, comme les groupes WhatsApp, qui échappent très largement à la scrutation européenne (et donc à son épistémographie) : c’est la voie des “claviers de l”intellect”, pour reformuler la jolie expression de Christian Jacob qui donne son titre au second tome de ses Lieux de savoir, Les mains de l’intellect, paru en 2011. Car le numérique en effet augmente, à tous les sens du terme, les possibilités du savoir, en le rendant plus accessible car plus informel, mais également mieux diffusé, mieux discuté et, partant, plus scientifique.

Références

  • Abdelmajid Salim, 2024, « Actualités et spectralités de Paulin J. Hountondji. Introduction à « Des “Socrate” par milliers ? » de Paulin J. Hountondji », dans Abdelmadjid Salim (coord.), dossier « Actualité de la philosophie africaine », Politika, https://www.politika.io/fr/article/actualites-spectralites-paulin-j-hountondji-introduction-a-socrate-milliers-paulin-j
  • Amin Samir, 1973, Le développement inégal, essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éditions de Minuit.
  • Balandier Georges, 1951, “La situation coloniale”, Cahiers internationaux de sociologie 11, p. 44-79.
  • Fruteau de Laclos Frédéric, 2021, La connaissance des autres, Paris, Cerf.
  • Jacob Christian, 2011, Les lieux de savoir, tome 2 : “Les mains de l’intellect”, Paris, Albin Michel.
  • Maurier Henri, 1976, Philosophie en Afrique noire, St-Augustin, Anthropos Institute St Augustin.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marie-Anne Paveau (10 février 2025). L’analyse du discours autrement 12. L’écriture des savoirs sur Paulin Hountondji. La pensée du discours. Consulté le 16 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ai5


Marie-Anne Paveau

Enseignante-chercheuse en analyse du discours à l'université Paris 13

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